Il est temps… de la régénération
Valérie Perret est formatrice et superviseuse en Analyse transactionnelle dans le champ conseil (TSTA-C).
Introduction
En écrivant les premières lignes de cet article, je suis à quelques jours de mon cinquantième anniversaire, donc cette réflexion proposée par l’Association Suisse d’Analyse Transactionnelle sur le temps arrive comme un cadeau me permettant de réfléchir au temps qui passe, à la vie et plus particulièrement au sens de la vie. Me vient alors une question : comment occuper ce « temps de vie » que j’ai à disposition de sorte à y trouver un véritable sens ?
Je choisis dans cet article de réfléchir à cette question à partir des stades du développement psychosocial d’Erik Erikson [1]. En effet, cette théorie décrit de manière détaillée et développementale la manière dont l’être humain accède, au fil de sa croissance, à ce que Berne nomme l’autonomie; ceci en recouvrant trois qualités essentielles au bon fonctionnement humain, la conscience claire, la spontanéité et la capacité à l’intimité.
Cette théorie explique avec d’autres mots le passage de la dépendance à l’interdépendance, que nous décrit Nola Katherine Symor avec son concept du cycle de la dépendance [2]. Je vous propose ainsi de faire des liens entre l’analyse transactionnelle, notre cadre de référence commun, et la psychologie du développement.
Les stades du développement psychosocial d’Erikson décrivent les étapes que l’être humain a à traverser tout au long de sa vie, d’un point de vue psychologique, pour cheminer vers l’autonomie. Ils sont au nombre de huit, chacun étant le reflet d’une lutte interne dans laquelle la personne aura à choisir entre deux forces qui s’opposent, exister ou s’adapter, ou plutôt trouver un équilibre quelque-part entre les deux. Le but étant d’arriver à la huitième étape, « la vieillesse », avec un sentiment d’accomplissement.
En vous décrivant ces différentes étapes de vie, je m’attarderai davantage sur le septième stade, «l’âge adulte », celui dans lequel je me trouve actuellement. C’est le stade de la régénération, une réelle opportunité de reconstitution de soi-même. Je vous partagerai mon expérience et mes réflexions personnelles au sujet de cette période et du sens qu’elle a à mes yeux.
Les stades du développement psychosocial
Durant sa croissance, l’enfant veut être comme les autres, appartenir (Enfant adapté) et en même temps il souhaite rester lui-même (Enfant naturel). Il veut rentrer dans la normalité ET vivre sa particularité. Ceci a pour conséquence une lutte interne.
Je vous propose de continuer cette lecture en effectuant un voyage dans le temps. Laissez-vous visiter ces différentes étapes en vous remémorant votre enfance, par une exploration intérieure. Imaginez… représentez-vous le bébé que vous étiez, puis l’enfant, l’adolescent et pour terminer l’adulte. Laissez-vous sentir quelles étapes se sont bien passées et quelles étapes ont été plus difficiles tout au long de votre histoire.
0 à 18 mois, stade 1 : infans
Dans ce 1er stade, le bébé passe par la lutte suivante :
CONFIANCE versus MÉFIANCE
Si cette étape se passe bien, c’est-à-dire avec un maternage suffisamment bon comme le dit Donald Winnicott [3], le bébé développe un solide sentiment de confiance, tout d’abord en l’autre, puis en lui-même à travers l’exploration. Il développe un sens de l’espoir dans la vie, les autres sont fiables et constants. En cas d’échec relationnel, le bébé voit le monde avec méfiance. Il vit peur, perte d’espoir et retrait, les autres étant non fiables et inconstants. Les croyances de scénario qui en découlent sont les suivantes: « Je suis tout seul, je ne peux compter sur personne, je ne suis pas assez bien pour qu’on s’occupe de moi… ».
Résultat d’un équilibre satisfaisant : sécurité, espoir dans la vie
Résultat d’un équilibre insatisfaisant : désespoir
18 mois à 3 ans, stade 2 : petite enfance
Dans ce deuxièmee stade, le petit enfant passe par la lutte suivante :
AUTONOMIE versus HONTE, DOUTE DE SOI
L’autonomie émerge. Le mot le plus fréquent est NON. A cet âge, l’enfant construit son autodéfinition. Il lutte pour se définir. Si l’enfant est validé par ses figures parentales dans sa spécificité, il construit en lui volonté et sens cohérent d’autodéfinition. En cas d’échec de cette étape, si ses figures parentales lui en demandent trop et trop tôt, l’humilient ou sont indifférentes, il développe un sentiment de honte et de vide intérieur. Pire encore, si un parent se met en compétition avec lui, même inconsciemment, il sera habité par une honte profonde sans qu’il ne puisse en comprendre la cause. Cette validation ou non-validation continuera tout au long de la vie de l’enfant, en particulier par les enseignants au cours de sa scolarité. La validation renforce l’autonomie et la non- validation renforce la honte.
Équilibre satisfaisant : volonté, sens cohérent de définition de soi
Équilibre insatisfaisant : honte, doute de soi, début des compulsions et des obsessions
3 à 6 ans, stade 3 : période d’initiative, âge de jeu
Dans ce troisième stade, l’enfant passe par la lutte suivante :
INITIATIVE versus CULPABILITÉ
L’enfant développe sa capacité à jouer, à créer, à explorer. Il construit et crée des choses. Il développe son sens de l’initiative. Si ses initiatives sont mal accueillies, il se sent coupable. Les parents sont importants lors de cette période, mais aussi les autres enfants, les cousins… l’enfant expérimente avec eux. Papa est plus important que maman dans cette étape, il est l’objet de jeu.
Équilibre satisfaisant : but de vivre, sensation d’avoir un but, conviction
Équilibre insatisfaisant : inhibition
L’enfant fait un va-et-vient entre les différentes étapes. Chaque étape est basée sur les précédentes, et à chaque fois qu’il en franchit une, il y retravaille les anciennes. L’enfant recycle pour avancer. Ce qui est nouveau renforce ou altère le précédent.
6 à 12 ans, stade 4 : âge de l’école
Dans ce quatrième stade, l’enfant passe par la lutte suivante :
TRAVAIL ASSIDU versus INFÉRIORITÉ
L’enfant développe ses compétences. Les difficultés d’apprentissage se montrent. L’école répond à certains styles d’apprentissage, pas à d’autres. A cette période l’important pour l’enfant c’est l’école, les enseignants, l’attitude des copains et les voisins. Les pairs et les enseignants ont beaucoup d’influence. Les processus de compétition et de comparaison (entre les enfants, de la part d’un enseignant ou d’un parent) peuvent être toxiques. Ils peuvent empoisonner la vie de certains enfants de sorte qu’ils abandonnent.
Équilibre satisfaisant : sens de compétence
Équilibre insatisfaisant : inertie, isolement, sentiment d’infériorité
12 à 25 ans, stade 5 : adolescence
Dans ce cinquième stade, l’adolescent passe par la lutte suivante :
IDENTITÉ versus CONFUSION
Cette période est caractérisée par une remise en question chez l’adolescent de ses compétences, croyances et valeurs dans le but de se forger sa propre identité. Qui suis-je ? Où vais-je ? Si l’adolescent arrive à donner un sens à sa personne, il se forgera une identité solide plutôt que de chercher à devenir ce qu’il n’est pas. Dans cette période, appartenir devient important. C’est à travers le groupe de pairs que l’adolescent développe son sens de l’identité. Il construit son identité sur ses fondations, elles ont besoin d’être solides. Ce moment est important pour la loyauté : à qui vais-je être loyal ? A mes pairs et/ou à moi- même ?
Équilibre satisfaisant : fidélité, identité
Équilibre insatisfaisant : confusion des rôles
25 à 35 ans, stade 6 : jeune adulte
Dans ce sixième stade, le jeune adulte passe par la lutte suivante :
INTIMITÉ versus ISOLEMENT
Il développe sa capacité à coopérer, à travailler avec les autres. Il développe aussi sa capacité à aimer. Il trouve un partenaire et s’engage dans une relation amoureuse. Il parvient à apprécier les différences de son partenaire. Il est entouré d’amis proches. Parvient-il à construire une vie professionnelle et affective satisfaisante? Arrive-t-il à s’engager ou échoue-t-il ? Cette période lui permet-il d’être intime et solidaire avec l’autre ?
Équilibre satisfaisant : capacité à aimer, à s’engager
Équilibre insatisfaisant : solitude et isolement
35 à 65 ans, stade 7 : âge adulte
Dans ce septième stade, l’adulte passe par la lutte suivante :
CAPACITÉ DE GÉNÉRER versus ÊTRE ABSORBE PAR SOI-MÊME
C’est la période de la régénération, dont la définition est la suivante : faculté d’une entité vivante à se reconstituer après destruction d’une partie d’elle-même. Je décrirai davantage ce processus plus bas dans l’article. Cette période est aussi un temps pour générer, c’est-à-dire pour la procréation, le soin envers la famille, l’implication sociale ou le plaisir de donner aux autres. C’est aussi une période pour développer le sens de fierté au travail. Lorsqu’il y a beaucoup de chômage ou des difficultés financières, les jeunes adultes ne peuvent pas entrer dans cette étape et cette étape est retardée.
Équilibre satisfaisant : productivité, accomplissement
Équilibre insatisfaisant : stagnation, insatisfaction
65 ans et plus, stade 8 : vieillesse
Dans ce 8e stade, la personne passe par la lutte suivante :
INTEGRITÉ versus DÉSESPOIR
C’est le stade de la rétrospection. Qui suis-je ? Qui suis-je avec l’autre, avec le monde ? Comment ai-je contribué ? Ai-je vécu une vie bien remplie ? Ai-je fait quelque chose de ma vie dont je suis fier ?
La manière dont la personne peut répondre à ces questions va lui permettre de ressentir Soit confiance, autonomie, accomplissement, satisfaction, apaisement, soit aigreur, colère et solitude.
Équilibre satisfaisant : sagesse
Équilibre insatisfaisant : désespoir, amertume, dépression
Le processus de développement n’est pas une ligne droite. A chaque étape, on revisite ce qui n’a pas été un succès aux étapes précédentes avec un but de réparation.
Après avoir lu ces différentes étapes, continuez à imaginer… Imaginez-vous âgé, sur votre lit de mort, quelle satisfaction aimeriez-vous ressentir à ce moment de fin de vie ? Quelle personne auriez-vous envie d’être ? Quels regrets n’aimeriez-vous surtout pas avoir ? Qu’aimeriez-vous qu’on dise de vous ? Il est encore temps…
Visite du septième stade du développement, « l’âge adulte », au travers de mon expérience personnelle
Quand j’ai commencé la formation en analyse transactionnelle j’avais 33 ans, j’étais mariée et j’avais deux enfants de cinq et sept ans. Je travaillais comme laborantine médicale dans un hôpital et j’avais une maison à la campagne. J’avais socialement tout ce qu’il fallait pour être comblée. Cependant je m’ennuyais dans ma vie et me sentais terriblement vide. Je souhaitais une reconversion professionnelle pour sortir de l’ennui. Avec du recul, j’ai eu une très bonne intuition en choisissant cette voie, poussée par une envie urgente de changement, sans rien connaître de l’AT. J’ai plongé dans l’inconnu. J’ignorais alors que j’allais vivre quelque chose d’infiniment plus important et riche qu’une reconversion professionnelle: je me suis retrouvée moi en reconstruisant mon entièreté et j’ai ainsi donné du sens à ma vie.
Tout ce temps consacré à me former de manière intensive, à aller en thérapie et en supervision, à vivre des processus de groupe intenses, à m’ouvrir à d’autres courants, corporels, énergétiques, neuro-émotionnels, je le vois maintenant comme un chemin de quête de moi, puis d’ouverture à l’autre et au monde. Un chemin vers l’autonomie.
A cinquante ans je me situe dans le septième stade du développement, « l’âge adulte ». Cette étape a deux objectifs : se régénérer soi-même d’une part et développer sa capacité de générer d’autre part. A mon avis, sans s’être régénéré soi-même, il n’est pas possible de véritablement développer sa capacité de générer avec autonomie.
Par conséquent, depuis de nombreuses années, je chemine afin de reconstituer mon intégrité physique et psychique, retrouver les parties de moi perdues ou blessées dans le chemin de la croissance. Ceci en retraversant les étapes développementales de ma vie afin d’y retrouver les luttes internes et les vécus relationnels. Voilà le sens de ma vie actuelle, la tâche que j’ai à accomplir avant la vieillesse, guérir mes blessures du passé pour retrouver mon entièreté et ma puissance. C’est mon moteur, ma mission de vie, ma passion.
Cette régénération m’a déjà permis de retrouver de nombreuses souffrances ainsi que de nombreuses ressources en moi, les deux étant étroitement liées ; ces souffrances que j’avais refoulées et masquées par des défenses scénariques importantes ; cette vitalité que j’avais éteinte au travers du refoulement. J’ai ainsi pu restaurer une relation saine, vivante et consciente avec moi-même, mes parents, mon mari ainsi que mes enfants. Vivante ne signifiant pas toujours confortable !
Cette régénération m’a aussi permis de retrouver certains traumatismes transgénérationnels dont j’étais porteuse. J’ai fait la connaissance de mon histoire familiale, l’histoire de mes parents, grands-parents et arrières grands-parents, grâce à du travail thérapeutique profond au travers de l’inconscient. J’ai découvert leurs blessures ainsi que leurs ressources. Je me suis reliée à eux cognitivement, émotionnellement et corporellement. J’ai pu ainsi faire le lien entre physiologie et psychologie.
Ce travail me permet de retrouver la cohérence de mon système familial ainsi que ma juste place dans ce système. Il a aussi comme conséquences une ouverture de mon cadre de référence, un apaisement émotionnel et une diminution de mes tensions corporelles.
Comme ils appartiennent au système, mes enfants aussi ont été libérés de certains blocages au travers de mon travail thérapeutique (libération des symbioses). Ils peuvent ainsi s’individuer et construire leur propre identité dans l’altérité. Chacun le fait à sa manière en fonction de sa personnalité et de l’intensité de la symbiose présente.
Même si nous ne connaissons pas les traumatismes que nos ancêtres ont subis, nous les portons en nous inconsciemment dans notre corps et dans notre cœur, ils nous limitent, ils nous entravent, avec l’espoir qu’un jour ils se résolvent. Ils sont à la fois la cause et la solution à nos problèmes, si nous nous ouvrons à cet espace inconscient en nous « qui sait » et si nous cherchons à le conscientiser. Nous sommes tous les enfants d’une lignée, et accepter notre appartenance à cette lignée, ses blessures comme ses ressources, permet de nous sentir reliés à un système affectif cohérent et vivant.
Selon Eric Erikson, retrouver notre entièreté par le processus de régénération nous permet de générer, c’est-à-dire de produire, de contribuer au monde, plutôt que de rester absorbés par nous-mêmes, isolés ou déprimés. Cette étape est le temps du soin, du plaisir de donner aux autres, de la collaboration, la coopération, la transmission de ses connaissances, la contribution à la société et au monde. Elle correspond à la phase d’interdépendance dont parle Nola Katherine Symor dans le cycle de la dépendance.
A cinquante ans, je contribue à l’humanité au travers de mon travail de conseillère psychosociale, de mon école d’AT, de mes articles… J’apprécie soutenir les clients et les étudiants dans leur croissance afin qu’ils découvrent la joie de se révéler à eux-mêmes et le sens de leur vie ; qu’ils se reconnectent à leurs élans et aspirations profondes, à leur définition d’eux-mêmes, à leur identité. Cette mission passionnante me remplit de joie et de gratitude au quotidien et n’est aucunement lourde. Merci à la régénération ! Je la vis à partir de mon état du moi Adulte et non plus dans le but de me guérir moi-même. Ma motivation a cependant son origine dans mon histoire : guérir les liens défectueux des systèmes familiaux, en y mettant de la conscience et de l’humanité, afin d’accéder à davantage de joie et de vitalité.
J’ai parlé du lien à moi-même, du lien aux autres, et qu’en est-il du lien au monde et plus particulièrement à notre planète ?
Aujourd’hui, ma conscience liée à la planète grandit, ainsi que ma contribution active afin de prendre soin d’elle. Auparavant j’avais trop à faire avec moi-même, concentrée à résoudre mes luttes internes du passé et à reconstruire une personnalité plus authentique. Ma sensibilité au soin de la planète augmente au fur et à mesure de ma régénération. Je modifie avec plaisir et engagement ma manière de consommer et de manger. Même si ce changement demande une certaine énergie, il me coûte peu d’efforts puisque mon action est choisie et au service de la vie. Cependant, j’observe encore que malgré toute la régénération que j’ai effectuée, ma vision autocentrée prend parfois le dessus sur la protection de la planète.
Et le temps passe…
Plus je suis régénérée, plus je suis présente dans mon corps et plus ma perception du temps se stabilise. Le temps au quotidien ne passe ni vite ni lentement, contrairement à ce que je pouvais vivre par le passé. Je ne cours plus après lui, ni ne cherche à l’accélérer, je le vis simplement, au jour le jour, et je l’apprécie.
Je mesure davantage le temps qui passe en me ressentant moi-même, en m’habitant moi- même. C’est probablement ce que veut dire l’expression vivre l’instant présent. Eric Berne, lui, parlait de conscience claire.
Conclusion
Selon mon expérience, il ne suffit pas de volonté pour savourer le temps qui passe, pour le vivre avec présence et passion. Il ne suffit pas de se dire « maintenant je profite de la vie ». C’est le fruit d’un long chemin de développement et le stade de la régénération est une étape importante pour y parvenir.
Dans cet article je vous ai soumis une partie de mon expérience et de mes réflexions sur « le temps de la vie » et sur « le sens de la vie ». Si vous le souhaitez, je vous propose de poursuivre la réflexion de votre côté en vous posant les questions suivantes :
Et moi, quel sens est-ce que je donne à mon « temps de vie » ?
Où en suis-je dans mon processus de régénération personnelle ?
Qu’est-ce que je souhaite encore régénérer et générer ?
Où je me situe sur mon chemin vers la sagesse et l’accomplissement, ou en termes AT, vers l’autonomie ?
…
Bonne réflexion
Bibliographie
- Erik Erikson est un psychanalyste et un psychologue du développement germano-étasunien (1902- 1994)
- N. K. Symor, « Le Cycle de la dépendance », Actualités en Analyse Transactionnelle n°27, pp. 140- 145, Les Classiques de l’Analyse Transactionnelle n° 3, pp. 241-246
- D. W. Winnicott est un pédiatre et psychanalyste britannique (1896-1971)